Groupe d’information internationale sur le Tibet: Tibet 1908–2014
La vie du Xe panchen-lama est très complexe. Lui-même est une figure tragique, pris dans les bouleversements politiques alors qu’il essayait d’améliorer les conditions de vie des Tibétains qui sont soumis à un régime intolérant à toute velléité de changement venant de l’extérieur.
Peut-être est-il nécessaire de dire quelques mots sur l’institution des panchen-lamas. Ces derniers constituent un lignage d’incarnation ayant atteint un haut degré de réalisation spirituelle. Dans le bouddhisme « Mahâyâna », le véhicule du bouddhisme auquel appartient le bouddhisme tibétain, le concept le plus important est celui de bodhisattva, un être réalisé qui renonce au nirvana et développe l’aspiration à l’illumination, la bodhicitta, en oeuvrant pour le bien d’autrui. Le panchen-lama est considéré comme l’émanation du bodhisattva Amitabha, alors que le dalaï-lama est l’émanation terrestre du bodhisattva de la compassion Avalokiteshvara, protecteur du Tibet.
Bien que le concept de la réincarnation existe en dehors du Tibet et du bouddhisme, il a été institutionnalisé par le bouddhisme tibétain et a permis la continuité de l’organisation administrative des écoles religieuses. L’exemple le plus connu est celui de l’école des Gelugpa, école à laquelle appartient le dalaï-lama.
On lit souvent dans la littérature occidentale que le panchen-lama est la deuxième autorité spirituelle de l’école gelugpa. Le lignage a débuté lorsque le Ve dalaï-lama (1617-1682) a reconnu son tuteur comme le IVe panchen-lama, ses incarnations précédentes étant reconnues rétroactivement. Les réincarnations successives des panchen-lamas, tout comme celles des dalaï-lamas, ont été impliquées dans les relations politiques entre le Tibet et l’Inde britannique, et entre le Tibet et la Chine. Le IXe panchen-lama, Chökyi Nyima (1883-1937), s’était opposé au XIIIe dalaï-lama, qui avait décidé de lever un impôt exceptionnel destiné à financer l’armée tibétaine. Devant la somme énorme que son monastère, Tashilhünpo, devait payer, il s’enfuit en Chine en 1924. Bien qu’il ait été très correctement traité par le régime du Guomintang, il tenta de négocier un retour au Tibet, mais sans succès. Il mourut en 1937 à la frontière sino-tibétaine, sans avoir pu retourner dans son monastère.
Chökyi Gyältsän (1938-1989), qui deviendra le Xe panchen-lama, a connu une vie bouleversée par les tempêtes politiques. Il est né en Amdo, province traditionnelle nord-est du Tibet, dans un territoire contrôlé alors par le régime du Guomintang, alors qu’un autre candidat était trouvé dans une région sur laquelle régnait le gouvernement du dalaï-lama. Après la victoire du parti communiste chinois sur le Guomintang lors de la guerre civile en Chine, le Parti communiste, comme le Guomintang avant lui, a affirmé qu’il était la véritable incarnation. Les disputes au sujet de la véritable réincarnation du panchen-lama touchèrent à leur fin avec la reconnaissance de l’enfant qui était sous la protection de la République populaire de Chine, cela avec l’accord du XIVe dalaï-lama.
Divers événements montrent comment, très jeune, il a été utilisé par les autorités chinoises. Ainsi, alors âgé de onze ans, il a envoyé un télégramme à Mao Zedong demandant que l’Armée de libération du peuple intervienne rapidement pour libérer le Tibet. La résistance tibétaine s’organisait à l’est du Tibet, entraînant une répression sanglante, et l’hostilité des Tibétains envers les communistes gagnait rapidement les zones contrôlées par le gouvernement du dalaï-lama. Alors que ce dernier voyait avec angoisse la situation se dégrader, le silence du panchen-lama — tout au moins publiquement — conduisait à penser qu’il était complètement du côté des autorités chinoises. Mais la réalité était quelque peu différente comme allaient en témoigner les événements des années 1960.
À la suite de l’échec de la résistance tibétaine à l’invasion chinoise des années 1950 et à l’Accord en dix-sept points sur la « libération pacifique » du Tibet signé en 1951, l’intégration du Tibet à la République populaire de Chine devenait officielle. On ne sera pas étonné, compte tenu de la vie du panchen-lama, que celui-ci n’ait nullement représenté une figure d’opposition au régime chinois durant les années 1950.
Lors de la visite du dalaï-lama et du panchen-lama en Inde en 1956, à l’occasion du 2500e anniversaire du nirvana du Bouddha, le dalaï-lama confia au Premier ministre indien, le Pandit Nehru, que la situation au Tibet s’était détériorée au point qu’il envisageait de ne pas y retourner et de se réfugier en Inde. Cette idée ne semble pas avoir effleuré le panchen-lama même si, quelques années après, il reconnaissait que la situation tibétaine était très inquiétante.
Finalement, le dalaï-lama rentra au Tibet mais, en mars 1959, à la suite du soulèvement de la population de Lhassa qui craignait qu’il ne soit enlevé par les Chinois, il s’enfuit en Inde suivi d’un grand nombre de Tibétains. Le panchen-lama resta au Tibet comme l’un des partisans de l’État chinois. Il rencontra à Pékin les rares visiteurs étrangers qui s’étaient rendus au Tibet. Il leur parlait de façon positive de la politique chinoise ainsi que de la répression de 1959, ce qui conduisit les autorités chinoises à le traiter avec considération.
Son discours commença à changer en 1962, lorsqu’il présenta à Zhou Enlai, pour qu’elle soit donnée à Mao, sa pétition en 70 000 caractères qui montrait combien il était sensible à la situation de son pays. Dans un langage très direct, il décrivait les famines, les emprisonnements et les exécutions de masse qui avaient mis « l’avenir du peuple tibétain en danger ».
Certaines histoires soulignent la naïveté du panchen-lama et le poursuivent. Il n’espérait probablement pas que sa pétition serait applaudie par les dirigeants chinois, mais il aspirait à ce qu’elle puisse servir de base de discussion. Toutefois, elle fut condamnée très sévèrement par Mao Zedong. Et en 1964, deux ans après l’avoir présentée, le panchen-lama, non seulement perdit son statut, mais il devint l’une des multiples victimes de la répression chinoise. Il fut emprisonné jusqu’en 1978, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la Révolution culturelle et la mort de Mao Zedong.
Après sa sortie de prison, il resta un partisan du régime même si, parfois, il émit des critiques. Lorsqu’il réapparut sur la scène, il avait renoncé à ses voeux monastiques et avait épousé une femme chinoise. Bien que cet acte de sécularisation ait été apprécié par le Parti, le mariage n’avait pas été annoncé officiellement, mais la nouvelle s’était répandue dans tout le Tibet. Il eut également une fille. En 1979, il fut l’un des premiers responsables tibétains à rencontrer les envoyés du dalaï-lama venus en visite au Tibet.
Le panchen-lama était l’un des plus hauts responsables du bouddhisme tibétain à être resté sur le territoire de la République populaire de Chine ce qui explique qu’il ait été bien traité par les autorités et qu’il ait eu un comportement semi-clérical. Il ne portait jamais le vêtement monastique mais il faisait les discours religieux assis sur un trône, comme tout lama.
Si son mécontentement à l’égard de la politique chinoise au Tibet était évident, son attitude dans les années 1980 n’a pas été sans ambiguïté. On peut trouver de nombreuses déclarations du hiérarque critiquant les protestataires tibétains de la fin des années 1980.
Ainsi, à la suite des manifestations qui se sont déroulées à Lhassa en 1987, il aurait affirmé, selon le Quotidien du Peuple (1988), que les manifestants tibétains qui participaient à des activités visant à l’indépendance devaient être arrêtés et ne méritaient aucune clémence, qu’ils aient été engagés ou non dans des actions violentes. Il ajoutait que les moines qui y prenaient part agissaient contre les enseignements et les principes bouddhiques. Déjà, avant ces événements, il avait déclaré que la Chine ne comptait aucun prisonnier politique tibétain, ce qui était inexact. Ses déclarations politiques ont été faites dans un laps de temps très court, puisqu’il est mort en 1989 et que les manifestations ont commencé en 1987.
Il était présent lors de la remise des diplômes aux premiers lamas qui avaient effectué leur cycle de formation en 1988 dans la nouvelle Académie d’études bouddhiques supérieures qu’il avait fondée en 1987. Leur formation comprend des cours sur la religion, la politique ainsi que des connaissances culturelles et scientifiques. Lors de la cérémonie, le hiérarque a exprimé ses espoirs que les religieux deviennent des lamas patriotes qui respectent la loi.
Cependant, sur d’autres sujets, l’image du panchen-lama correspond davantage à celle que les exilés ont du patriote tibétain. En 1987, il affirmait que la pétition qu’il avait écrite en 1964 avait beaucoup sous-estimé le pourcentage de Tibétains emprisonnés après 1959. Le chiffre, avait-il ajouté, aurait dû se situer entre 10% et 15% de la population tibétaine. Il fut particulièrement clair au sujet de la condition de la langue tibétaine: en décembre 1988, peu de temps avant sa mort, il affirma que le développement de la langue tibétaine ainsi que le bouddhisme tibétain étaient dans une situation critique.
Enfin, quelques jours avant sa mort, en janvier 1989, il prononça un discours dans lequel il abordait la question des destructions qu’avait connu le Tibet depuis l’occupation chinoise, et il rappelait les liens historiques entre le dalaï-lama et le panchen-lama, tels la relation de maître à disciple. Dans ce même discours, il décrivait la Révolution culturelle comme une période de destruction non pas dirigée uniquement contre le Tibet et les Tibétains, mais comme un phénomène qui s’est répandu à l’échelle nationale. Il condamna ceux qui voulaient utiliser les évènements survenus à cette époque dans le but de créer la discorde entre les Tibétains et les autres nationalités présentes en Chine et précisa qu’il apportait son soutien aux politiques du Parti communiste chinois en faveur des religions et des nationalités.
On le voit, le Xe panchen-lama était un personnage complexe avec un destin tragique.
Les critiques, manifestes ou implicites, que contenaient ses dernières déclarations ont servi à alimenter des rumeurs selon lesquelles il n’était pas mort d’une crise cardiaque mais qu’il avait été assassiné par les autorités en raison de son patriotisme. Cette thèse permet de fournir une explication simple à la mort de quelqu’un de relativement jeune. Plus récemment, un des défenseurs de la thèse de l’assassinat a même accusé l’ancien président chinois Hu Jintao, qui était alors secrétaire du Parti communiste de la Région autonome du Tibet. Une telle spéculation ne peut être avancée si elle n’est pas fondée sur des faits. La mort par une cause naturelle est tout à fait plausible et même probable. Le panchen-lama avait beaucoup grossi et il avait des problèmes de santé. Par ailleurs, les autorités chinoises pouvaient facilement l’empêcher de voyager et de parler. Il suffit de regarder le destin, après 1989, de Zhao Ziyang, secrétaire général du Parti communiste qui eut une attitude bienveillante à l’égard des manifestants de la place Tiananmen et qui termina sa vie aux arrêts dans sa propre maison.
Une partie de ces accusations résulte du besoin qu’ont certains de vouloir réduire la complexité de la personnalité du panchen-lama, en ne voyant en lui qu’un simple patriote ou bien un opposant à la politique chinoise. Cela est beaucoup trop simpliste.
Certes, le panchen-lama a affirmé son soutien à l’arrêt des manifestations tibétaines et par ailleurs, il n’était certainement pas partisan d’une autodétermination du Tibet, ni de son indépendance ou des droits civils. Mais il a aussi utilisé son influence pour obtenir la libération d’un grand nombre de personnes arrêtées lors des premières manifestations de 1987 et il a cherché à modérer et à améliorer les politiques qui, selon lui, menaçaient la culture et l’identité tibétaines.
On peut aussi s’interroger sur ce que d’aucuns ont appelé soit le réalisme, soit la naïveté de sa vision. Selon le panchen-lama, la politique du Parti communiste chinois envers le Tibet a persisté parce que les responsables ne connaissaient pas réellement la situation. Cette attitude a longtemps été symptomatique de la situation des États dominés par un parti communiste. Le romancier Vassili Grossman a bien décrit cette mentalité dans son ouvrage Vie et destin.
Le génie du Parti communiste est de limiter les capacités de critiquer. Or, certaines idées du panchen-lama, telles les mesures visant à renforcer la langue tibétaine, sont maintenant reprises et prônées par ceux qui défendent l’éducation en langue tibétaine. Parce que villes et villages connaissent une augmentation de la population chinoise, entre autres dans les secteurs du commerce, du droit et du gouvernement, la langue tibétaine tend à être de moins en moins utilisée. C’est précisément dans ces milieux que le panchen-lama a cherché à la protéger. Les efforts qu’il a menés conduisent à se demander s’il est possible d’oeuvrer pour des réformes dans un système politique dont le pouvoir central refuse l’existence de la société civile.
Certes, le panchen-lama était certainement naïf, mais il n’était pas le seul. La nécessité de changer le système traditionnel est une question qui a été soulevée avant l’invasion des années 1950, entre autres par des érudits tels que Gendün Chöphel (1903-1951) ; mais cela n’a jamais voulu dire qu’il fallait le remplacer par un système oppressif. L’idée que le système du parti unique ainsi que les souffrances qu’il a engendrées était une nécessité historique si l’on voulait atteindre le niveau de développement actuel se développe maintenant en Chine, tout comme cela s’est passé en URSS au lendemain de la déstalinisation. Il n’est pas possible de penser que dictature et oppression sont prédéterminées. C’est cependant cette idée qui a induit certains, comme le panchen-lama, en erreur, cela d’autant plus que ce dernier a été éduqué dès son plus jeune âge par l’État. Même si, au cours de sa vie, il a beaucoup pensé et évolué, il semble n’avoir jamais remis en question l’ensemble de la structure.
Après sa mort, en 1989, le gouvernement chinois a permis la recherche de son incarnation. Les moines qui en ont eu la charge ont collaboré secrètement avec le dalaï-lama, ce qui a été révélé au printemps 1995 lorsque ce dernier a annoncé le nom de l’enfant trouvé au Tibet qu’il reconnaissait comme la réincarnation du Xe panchen-lama.
Furieuses, les autorités chinoises ont placé au secret l’enfant et sa famille et désigné un enfant de leur choix. Ce dernier est très contesté au sein de la population tibétaine. Il réside à Pékin, et dans les lieux où devrait figurer son image, tels les monastères et les temples, on ne trouve généralement que celle du IXe ou du Xe mais non du XIe. Nombre de Tibétains le désignent comme le « panchen-lama chinois ». Lors de mes voyages en Chine, j’ai vu quelques fois, mais rarement, sa photo. Lorsque j’interrogeais les Tibétains sur cette question, ils me répondaient que c’était le « panchen-lama chinois », ou m’indiquaient qu’ils ne pouvaient pas parler. Personne ne me l’a jamais désigné comme étant le panchen-lama, ce qui montre bien son manque de légitimité.
En principe, l’héritage d’un lama doit revenir à son monastère de résidence pour devenir la propriété de la nouvelle incarnation ; et dans le cas du panchen-lama, au monastère de Tashilhünpo, près de Shigatsé. Or, le panchen-lama ayant été marié et étant le père d’une jeune femme, la situation était beaucoup plus compliquée, d’autant plus que sa femme et sa fille ont réclamé une partie de l’héritage. Le conflit a duré longtemps mais a été finalement résolu.
C’est un autre exemple de la vie complexe et tragique du Xe panchen-lama.